Dans la nuit du 21 au 22 avril 2025, en Caroline du Nord, s’est éteint l’un des plus grands penseurs africains contemporains : Valentin-Yves Mudimbe. À 83 ans, ce philosophe, écrivain, poète et professeur laisse derrière lui une œuvre monumentale, pierre angulaire de la pensée postcoloniale, et une empreinte indélébile dans le monde académique.
D’une cellule monastique aux amphithéâtres du monde
Rien ne semblait destiner Mudimbe à devenir une figure intellectuelle majeure du XXe et du XXIe siècle. Né le 8 décembre 1941 à Likasi, dans l’actuelle République démocratique du Congo, il grandit dans une rigueur monastique chez les bénédictins. Ce cadre religieux structure ses premières années, jusqu’à son renoncement à la vie cléricale à l’âge de 21 ans. Il choisit alors la voie de la philosophie, s’exilant à Louvain, en Belgique, où il obtiendra son doctorat en 1970.
Ce passage d’une vie consacrée à Dieu vers une quête intellectuelle est déjà, en soi, un acte fondateur : celui d’un homme qui cherchera toute sa vie à désacraliser les savoirs figés, à interroger les évidences, et surtout à déconstruire les récits imposés à l’Afrique.
Le penseur de la bibliothèque coloniale
De retour au pays, Mudimbe enseigne à l’université de Lubumbashi, s’impliquant activement dans les revues et maisons d’édition locales, notamment les éditions du Mont-Noir. Mais le climat politique du Zaïre de Mobutu le pousse à l’exil en 1979. D’abord en Europe, puis aux États-Unis où il enseignera à Stanford, puis à Duke University, il continue son travail de réflexion critique.
C’est en 1988 que paraît The Invention of Africa, son œuvre maîtresse, qui deviendra une référence incontournable dans les études africaines. Dans cet essai théorique majeur, Mudimbe forge le concept de bibliothèque coloniale : une analyse incisive des récits produits par les missionnaires, les explorateurs et les anthropologues européens, qui ont bâti une image de l’Afrique comme “l’Autre” absolu. Il démonte patiemment ces constructions idéologiques, pour réhabiliter un savoir africain sur l’Afrique un savoir enraciné, légitime, autonome.
Un héritage littéraire et philosophique vivant
Si L’Invention de l’Afrique a fait sa renommée dans les cercles académiques anglophones, son œuvre est loin de s’y limiter. Romancier, poète, essayiste, Mudimbe explore avec une rare intensité les questions de l’identité, de la mémoire, du langage et de l’altérité. L’Odeur du Père (1982), Le Bel Immonde (1976), ou encore The Idea of Africa (1994), sont autant de jalons d’une œuvre dense, exigeante et poétique.
À travers ses écrits, Mudimbe invite à penser l’Afrique non pas à travers le prisme de la colonisation, mais à partir d’elle-même. Il s’évertue à déconstruire les clichés, à fissurer les certitudes, pour redonner à l’Afrique sa complexité, sa pluralité et sa profondeur. Son regard n’est jamais figé, toujours en mouvement, à l’image de son parcours.
Une disparition qui secoue le monde intellectuel
L’annonce de sa mort a déclenché une pluie d’hommages. Universitaires, écrivains, lecteurs et anonymes saluent un “phare”, une “voix lucide”, un “bâtisseur d’idées”. Joyeux Ngoma parle de lui comme d’un éclaireur essentiel pour penser le monde à partir de l’Afrique. Christian Gombo insiste sur la beauté poétique de ses textes, et N’anza Tata rappelle à quel point ses poèmes tentaient de réparer les fragments d’une identité blessée.
L’œuvre de Mudimbe dépasse les cadres académiques. Elle interpelle, dérange, inspire. Elle est une invitation permanente à penser contre soi, à se défaire des conditionnements, à repenser les catégories.
Un penseur pour demain
Valentin-Yves Mudimbe n’était pas simplement un écrivain ni seulement un philosophe. Il était un artisan du sens, un sculpteur d’idées, un semeur d’inconfort fertile. Par ses mots, il a ouvert des brèches, offert des clés, posé des questions fondamentales qui continueront de résonner longtemps après sa mort.
Son œuvre, traduite tardivement en français, commence à trouver un écho croissant sur le continent africain, comme pour rappeler qu’il n’est jamais trop tard pour écouter ceux qui ont toujours tenté de nous faire entendre notre propre voix.
Aujourd’hui, le monde perd un penseur d’envergure. Mais à travers ses livres, ses cours, ses poèmes et ses idées, Valentin-Yves Mudimbe demeure vivant. Inlassablement vivant.